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Ecrire Bilingue: Communiquer avec le monde sans se laisser bouffer le chou
Depuis que je fais de l'informatique, et ça remonte à une époque que les moins de quarante ans n'ont pas connu. Aïe... Ça commence mal... Donc, depuis que je fais de l'informatique, la problématique de la communication au monde de nos précieuses pensées s'est heurtée au fait que la langue de Molière autrefois triomphante, s'est un peu beaucoup ramassée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. D'après certains calculs hautement scientifiques, basés sur le nombre de pages Wikipédia, le français représente à peine 2% de l'ensemble des pages publiées sur la toile... 2% en absolu, c'est peu, dans la pratique ça fait quand même du monde. Dans les années 80, le problème n'existait pas vraiment, nous vivions dans un monde clos où le voyage en avion coûtait l'équivalent d'une opération chirurgicale des gonades. Non seulement nous voyagions moins, mais nous ne communiquions qu'avec nos semblables francophones, et encore pourvu qu'ils habitent le même quartier que nous. Avant toute chose, je dois préciser une vantardise, une vanterie (pour nos cousins canadiens), j'ai vécu au Canada et en Angleterre et donc l'anglais n'est pas pour moi une contrée mystérieuse où les mots français les plus communs voient leur sens chamboulé. Je n'irai pas jusqu'à affirmer que je suis bilingue, mais je maîtrise assez la langue de Chèquespire pour rédiger des articles et faire des présentations où mon accent français est à peine audible. De plus, le labo de recherche en IA dans lequel je travaille est un lieu où se côtoient nombre de nationalités, dont l'anglais est la seule lingua franca.
Tous ceux qui travaillent dans le domaine de la recherche connaissant cette situation et s'en accommodent fort bien. Sauf que la majorité s'exprime dans un charabia, qui pour le linguiste que je suis, est une source perpétuelle de surprise sur la capacité inouïe qu'ont les gens à plaquer sur une langue étrangère leurs propres structures grammaticales. Je ne veux pas seulement parler des Français, dont on connait souvent la maîtrise approximative de l'idiome en question, mais de l'ensemble des peuples européens, chacun coupable à sa façon. Les réunions des projets européens sont à cet égard une expérience merveilleuse. J'ai un souvenir de l'étonnement d'un Anglais incapable de comprendre certains dialogues en pseudo-anglais entre des Portugais, des Espagnols et des Allemands tandis que chaque fois qu'il ouvrait la bouche, son accent très fort de Sheffield cryptait le moindre de ses mots. Evidemment, il est facile de se placer en position d'arbitre et de se moquer des travers des uns et des autres. Persuadé de ma parfaite maîtrise de l'anglais, je demandais un jour à un collègue américain de relire un article que je venais d'écrire. Pas une phrase ne fut épargnée de sa plume correctrice. La plupart de mes tournures sentait leur gallicisme à plein nez. J'ai depuis pris nombre de cours de rédaction anglaise, tenté de corriger mes erreurs les plus patentes, et mon anglais écrit s'est nettement amélioré. Or il faut savoir que lorsque l'on acquiert une langue sur le tard, on perd un élément fondamental: l'intuition de la langue. Notre langue maternelle creuse dans notre cerveau des sillons profonds dès le plus jeune âge. Parler une langue étrangère revient à marcher le long d'un fossé glissant, où l'on tente vaille que vaille de garder notre équilibre. Un rien nous fait basculer.
Or les temps ont changé. Autrefois, la traduction automatique était un objet de moquerie et de souffrance pour ceux qui construisaient ces systèmes. Autant le dire, ça partait rapide dans le grand n'importe quoi. Aujourd'hui ça marche... plutôt bien. Surtout entre le français et l'anglais qui est de loin le couple de langues le plus étudié. En effet, avec des corpus tel que le Hansard (procès-verbaux des séances du parlement canadien), la communauté européenne dont tous les textes sont disponibles au moins en français et en anglais ou la cour de justice internationale dont la langue de fonctionnement est le français, il y a suffisamment de matière pour entrainer des traducteurs automatiques. Depuis, les travaux de Cho en 2015 et surtout l'arrivée de "Transformer", la traduction automatique est passé d'une promesse impossible à une réalité tangible. Aujourd'hui, ça marche et pour une fois nous avons la chance d'être du bon côté de la charrue. Français/anglais, c'est le couple gagnant.
Il y a encore cinq ans, la communication internationale ne pouvait s'imaginer autrement qu'en anglais. Tu voulais être lu par le plus grand nombre, tu écrivais en anglais et tant pis pour le français et la communauté de ceux qui partage cette langue. Aujourd'hui, on peut écrire en français et produire une version anglaise à peu près potable. Il faut toujours la relire un peu, mais la majorité des phrases non seulement sont écrites dans un anglais correct, mais en plus le style initial est préservé. Les esprits chagrins mettront en avant les "hallucinations" dont souffrent ces systèmes à l'occasion. Il est vrai que parfois, ça branle un peu dans le manche, mais d'après mon expérience personnelle, dans la majorité des cas, les phrases produites sont supérieures à ce que j'aurais pu écrire moi-même. C'est un véritable soulagement de pouvoir poser sa pensée dans sa langue maternelle et de ne passer à l'anglais que dans les dernières phases de la rédaction. De plus, la traduction permet souvent de détecter les passages les plus compliqués à lire. Quand celle-ci est imprécise ou maladroite, la raison en est aujourd'hui le texte initial, non plus le traducteur lui-même.
Il y a quelques années, je discutais avec un Britannique trilingue, il parlait couramment français et allemand, sur l'importance de l'anglais comme langue de communication. Son opinion était que rédiger des articles dans une autre langue que l'anglais était du gaspillage de temps et d'argent. Je tentais de lui faire comprendre que tout le monde ne maitrisait pas forcément l'anglais, et que l'accès à des textes dans sa propre langue élargissait l'accès aux sciences au plus grand nombre. Il me donna évidemment l'exemple des Scandinaves ou des Néerlandais dont il est connu qu'ils sont tous bilingues. Sauf, qu'ils appartiennent à la même famille linguistique: l'anglais est né de la fusion du frison (un dialecte du néerlandais) et du norois, la langue qui a donnée naissance au suédois, au norvégien et au danois. Si l'italien était aujourd'hui la langue internationale, tout le monde s'extasierait sur la capacité des Espagnols et des Français à le parler. L'anglais est loin d'être cette langue dont on vante la simplicité. S'il existe un effet Dunning Kruger, le discours sur l'anglais en est un parfait représentant. Malgré des années de lecture d'articles dans cette langue, je continue de tomber sur des tournures et des mots inconnus. Ceux qui vantent la facilité de l'anglais n'hésitent pas à dire: "since two weeks"... A l'époque où je travaillais pour une compagnie américaine, un collègue présenta les résultats d'un projet au groupe interne qui le finançait. Il eut le malheur de dire: "we worked on this project for two years" et les Américains en déduisirent que le projet était fini et coupèrent les financements.
Ecrire en français est la meilleure garantie de donner à chacun un accès égal à la culture et à la science.